Portrait de paysans Sevriolains

Oncle Jean et tante Fanchette

Ce document a été rédigé en mars 1933 pour paraître dans une revue de l’époque. Pour que nous n’oublions pas nos origines, nous le donnons dans son intégralité.

Dédié aux admirables paysans de Savoie, où il y avait heureusement bon nombre « d’oncles Jean et de tantes Fanchette »

L’oncle Jean (1) est mort à 86 ans. Il a vécu comme tant d’autres paysans savoyards, sa longue vie dure, honnête et laborieuse. Aidé par tante Fanchette (2), toute vaillante et toute bonne, il a peiné sans relâche, il a élevé ses nombreux enfants.

L’oncle Jean ne suivant pas la mode, il ne s’est pas enrichi. Il n’était « rien malin » comme on dit chez nous. Chez nous, malin veut dire méchant. Il a méticuleusement labouré ses petits carrés de terre. Avec amour, malgré le phylloxéra, malgré le mildiou, malgré les années mauvaises, il a soigné ses petits coins de vigne. Volontiers il buvait un verre de son petit vin blanc. Bon, il le buvait bon. Piquette, il le buvait piquette. Souriant, il accueillait d’une âme toujours égale, les bons et les mauvais jours.

L’oncle Jean était un sage. A 86 ans, il était le doyen de la commune. Mais pour moi, il était demeuré l’oncle Jean de mon enfance. Je le revois encore adjudant à la compagnie des sapeurs-pompiers. Il n’était pas guerrier ? Mais le jour de la vogue, le dimanche après le quinze août, l’oncle Jean, sanglé dans son bel uniforme, défilait martial, protégeant le sabre au poing, les vieilles pompes astiquées, branlantes et fleuries. Tous les petits garçons encombraient le défilé et le petit neveu fièrement s’essoufflait à emboiter ses pas menus dans les longues enjambées de l’oncle adjudant.

Chaque dimanche augmentait ma fierté. L’oncle Jean était chantre. Chaque dimanche aux vêpres, il entonnait le troisième psaume : « Beatus vir », de sa voix puissante, jetée de la haute tribune de pierres. Il faisait brinner (vibrer) les voûtes de notre belle église sonore. Chaque dimanche, au « Beatus vir », tous les garçons et les filles se retournaient d’un bloc et contemplaient, bouche ouverte, l’oncle Jean. Je tressaillais de fierté. Tante Fanchette aussi était fière.

Un jour, l’oncle Jean eut un grand bonheur : il reçut la décoration du Mérite Diocésain. Au cours de sa tournée de confirmation, notre évêque voulut, d’un geste délicat, épingler lui-même de sa main, la médaille sur la poitrine du fidèle serviteur, chantre depuis septante ans et président du Conseil de Fabrique (3). L’oncle Jean pleurait de joie. Mais lorsque sur le perron de l’église, au nom de toute la paroisse assemblée, face au clergé, parmi les sapins enrubannés et les guirlandes, dressé de toute sa haute taille, de sa voix toujours jeune, il harangua son évêque, l’oncle Jean devant le noble et vénéré prélat – son Excellence Mgr Du Bois de la Villerabel (4) l’oncle Jean, paysan de Savoie, avait un très grand air, je vous l’assure.

Les années s’accumulaient. L’oncle Jean à 86 ans gardait la maison, berçait ses petits-enfants, il pelait les châtaignes, il visitait ses vignes, il allait en champ, souvent il priait avec tante Fanchette. Grand, maigre, le nez pointu, le visage rasé, les lèvres minces : toujours droit et souriant, il ne vieillissait pas. Il semblait que l’oncle Jean ne dut pas mourir ….

L’oncle Jean est mort. Il est mort comme un saint.

Tanta Fanchette, é n’faut pas trop plarâ. Quand d’éteu p’tiou et qué v’tras êfants et v’tras neveux vo fassivo eraghi, vo dziva : « Bougros d’gamins ! vo m’fari danâ ; E tout possiblo d’avé ona nia dinse ! D’ômeri atant être u sonjhon d’ha Tornetta »
Poura Tanta ! vo n’éte, jamais monta u sonjhon d’ha Tournetta, et d’ai bin l’idée qu’vo n’y monteri jamais. Vo monteri bin pe hiaut qu’la Tornetta. Vo vri, avoé l’oncle Jean, avoué l’Bon Dieu u Pardis !

Mais tanta Fanchette, e faut pas vo pressa d’moda. Resta onco longté avoé no !

Traduction :

« Tante Fanchette, il ne faut pas trop pleurer. Quand j’étais petit, et que vos enfants et vos neveux vous faisaient enrager, vous disiez : « Bougres de gamins, vous me ferez damner. Est-il possible d’avoir une « nia » pareille. J’aimerai autant être au sommet de la Tournette ».

Pauvre tante ! Vous n’êtes jamais monté au sommet de la Tournette, et j’ai bien l’idée que vous n’y monterez jamais ; Vous monterez plus haut que la Tournette. Vous irez avec l’oncle Jean, avec le Bon Dieu, en Paradis. Mais, tante Fanchette, il ne faut pas vous presser de partir ; Restez encore longtemps avec nous ».

1- Oncle Jean se prénommait Jean-Marie né à Sevrier le 27/05/1847, décédé le 14/03 /1933

2- Tante Fanchette se prénommait Marie Françoise née à Sevrier le 18/02/1859, décédée le 12/08/1934
Ils sont nés Savoyards et devenus Français après l’annexion de la Savoie en 1860

Ils se sont mariés à Sevrier le 10/01/1883 vécurent au village du Crêt et eurent :

Cinq enfants 2 garçons, 3 filles dont des jumelles, 18 petits-enfants, 19 arrière-petits-enfants ……

Trois petits-enfants sont encore vivants ainsi que 62 descendants.

3- La Fabrique est un ensemble de personnes qui assurent la responsabilité de la collecte et l’administration de la paroisse

4- Florent Michel Marie Joseph du Bois de la Villerabel (né à Saint-Brieuc le 29 septembre 1877, mort le 7 février 1951) est évêque d’Annecy de 1921 à 1940 puis archevêque d’Aix-en-Provence de 1940 à 1944.